Des milliers d’investisseurs répètent sans cesse que la société doit posséder une équipe de direction compétente. Pour moi, cette affirmation devrait être plus précise. Depuis plusieurs années, je me pose la question suivante : les compétences du président ou de la présidente sont-elles en lien avec les besoins actuels de la société ? Cette réflexion m’est venue en lisant le livre The First 90 Days de Michael Watkins, qui présente différents outils destinés à de futurs gestionnaires et cadres d’entreprise afin de réussir leur nouvel emploi. J’en recommande d’ailleurs fortement la lecture.
Dans son livre, M. Watkins explique qu’il existe cinq situations typiques dans lesquelles une société peut se retrouver. Voici la liste de ces cinq situations, ainsi que les principales actions qu’un dirigeant devra exécuter et les défis auxquels il sera confronté :
1. Démarrage : Lancer l’entreprise, établir la stratégie, développer des systèmes à partir de zéro, organiser, embaucher et motiver des employés.
2. Redressement : Revigorer des employés démoralisés, prendre des décisions majeures sous pression, telles que des coupures, et sauver l’entreprise de sérieuses difficultés.
3. Croissance accélérée : Gérer une entreprise en croissance rapide, mettre en place des structures et des systèmes pour favoriser cette croissance, intégrer de multiples nouveaux employés tout en maintenant la culture d’entreprise.
4. Réalignement : Donner un nouveau souffle à une organisation qui, après avoir connu le succès, rencontre des problèmes. Convaincre les employés qu’un changement est nécessaire et restructurer l’organisation.
5. Maintien de la réussite : Préserver la vitalité d'une organisation prospère et l'amener au niveau supérieur, gérer une équipe bien établie et efficace, et solidifier les acquis avant de lancer un trop grand nombre de nouvelles initiatives.
Comme on peut le constater, les défis varient considérablement d’une situation à l’autre. Par conséquent, les compétences et habiletés d’un dirigeant peuvent s’appliquer à certaines situations, tandis que ces mêmes atouts risquent d’être peu utiles dans d'autres. Voici quelques exemples typiques.
Uber a été fondée par Travis Kalanick en 2009. À la lecture du livre Super Pumped, nous réalisons que Kalanick a été essentiel à son succès. Son exigence élevée envers les employés, son agressivité face à la compétition et son désir de gagner ont sans contredit constitué un atout pour la société. Kalanick était la personne idéale pour opérer lors de la phase de démarrage. Cependant, lorsque l'entreprise s’est retrouvée dans une phase de croissance accélérée, ses atouts se sont transformés en handicaps, engendrant de nombreux conflits internes. Au fur et à mesure que les problèmes se sont intensifiés, la société s’est retrouvée à la limite d'une situation de réalignement critique et de redressement. Les difficultés étaient davantage éthiques et culturelles que financières. C’est pourquoi Uber a embauché Dara Khosrowshahi en 2017 afin de sauver l’entreprise et d'assainir cette toxicité. Khosrowshahi était reconnu chez Expedia pour son calme, son bon leadership et sa capacité à bien gérer une société évoluant à l’échelle mondiale. Deux styles dans deux contextes différents.
Cette différence de styles me fait également penser à l’histoire d’Apple, où Steve Jobs était parfait pour le démarrage et la croissance accélérée, mais n’aurait probablement pas été le candidat idéal pour la phase de maintien de la réussite. Tim Cook, embauché en 2011, peu avant la mort de Jobs, a apporté une rigueur exceptionnelle aux opérations, ce qui a permis de solidifier les acquis tout en amenant la société à un niveau supérieur. Deux styles dans deux contextes différents.
Chez Starbucks, Howard Schultz possédait les qualités requises pour gérer la phase de démarrage et de croissance accélérée. Après plusieurs années de croissance, Kevin Johnson a pris la tête de la société en 2017, au moment où l’entreprise atteignait une situation de maintien de la réussite. L’objectif était de faire passer la société à une étape supérieure, alors que la concurrence s’intensifiait. Les compétences nécessaires à cette étape diffèrent de celles des étapes précédentes. En rétrospective, on réalise que Johnson a peut-être été trop audacieux, notamment en ce qui concerne la croissance en Chine et sa stratégie numérique. Avait-il réellement pris le temps de solidifier les acquis avant de lancer un trop grand nombre de nouvelles initiatives ?
En 2022, Starbucks s’est retrouvée en situation de réalignement alors que la société cherchait un nouveau souffle. L’embauche de Laxman Narasimhan visait à répondre à ce besoin. Son expérience passée chez Reckitt Benckiser laissait supposer qu’il avait des chances de réussite, car le réalignement qu’il opérait chez Reckitt semblait bien se dérouler. Cependant, une performance financière difficile et un manque de confiance envers ses capacités ont conduit à son départ en 2024. À ce moment-là, Brian Niccol a pris la tête de l’entreprise. Niccol a également un parcours prometteur, ayant piloté et réussi le redressement de Chipotle.
Un investisseur peut donc se demander si la personne actuellement en charge ou la nouvelle embauche possède les compétences et l’expérience nécessaires pour naviguer dans la phase actuelle de la société. Il peut également examiner les actions des dirigeants pour s’assurer qu’ils répondent aux exigences de la situation présente.
Évidemment, de multiples exceptions existent, et avoir l’expérience requise n’est pas automatiquement un gage de succès. De plus, cet aspect doit être intégré avec plusieurs autres facteurs avant de prendre une décision d’achat ou de vente concernant un titre. Malgré tout, j’estime qu’une société augmente ses chances de succès si la personne en charge possède les compétences et l’expérience nécessaires en lien avec la phase typique dans laquelle elle se trouve.
Jean-Philippe Legault, CFA
Gestionnaire de portefeuille chez COTE 100
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